Le mirage des interconnexions

 Quand l’Europe de l’énergie menace la souveraineté électrique de la France

Par Michel Faure , vice-président et Jean-Louis Butré , président de la Fédération Environnement Durable.
Paris le 2/05/2025

L’ Europe continue de rêver d’un grand marché unique de l’électricité, fluide, intégré, sans frontière. Et pour cela, elle pousse avec insistance à multiplier les interconnexions électriques entre États membres. L’argument est bien rodé : solidarité continentale, optimisation des ressources, sécurité d’approvisionnement. Pourtant, ce récit plat masque une réalité bien plus brutale. Car ces interconnexions, loin de résoudre les déséquilibres structurels de certains systèmes nationaux, les aggravent et les étendent à l’ensemble du continent. Pire, elles menacent directement la stabilité, les prix et la souveraineté énergétique de la France.

Depuis vingt ans, l’Allemagne a fait un choix radical :
abandon du nucléaire, explosion des énergies renouvelables intermittentes, effondrement de la partie pilotable dans son mix. Quand les vents sont faibles et le soleil absent – ​​ce qu’on appelle les épisodes de Dunkelflaute « marasme sombre »  – son réseau s’effondre sans aide extérieure. Pour compenser, elle met tout sur l’importation d’électricité et l’activation des interconnexions. Autrement dit : elle exporte les conséquences de ses propres choix vers ses voisins.

La France en subit les méfaits :

La France, dotée d’un système historiquement pilotable, est devenue le principal payeur de compensation. Nos centrales servent à équilibrer les caprices des ENR allemandes, espagnoles ou portugaises. Nos réseaux encaissent les flux inverses de charge. Nos prix sont tirés vers le haut par les coûts marginaux du gaz européen, alors que notre électricité est décarbonée à plus de 90 %. Et maintenant, sous la pression des institutions européennes et des lobbies industriels, on voudrait que nous investissions encore des milliards pour doubler ou tripler nos capacités d’interconnexion.

Mais à quoi bon ?
Ce que l’on présente comme une solution est en réalité un piège. On ne résout pas un déséquilibre structurel en étendant ses conséquences à grande échelle. On ne stabilise pas un système en rendant ses voisins coresponsables de ses failles. C’est exactement ce que les épisodes récents nous rappellent. En novembre 2024, la Suède et la Norvège ont subi de plein fouet les déséquilibres allemands. Leur ministre de l’Énergie a parlé d’un système « merdique ». Et à juste titre.

La panne d’électricité espagnole est une des conséquences de l’intermittence :

La récente crise espagnole suit le même schéma. Faute d’un système fiable, Iberdrola et ses partenaires industriels demandent plus d’interconnexions avec la France, accusée de ne pas être assez « solidaire ». Mais solidarité ne signifie pas soumission. La France n’a ni vocation ni intérêt à devenir la variable d’ajustement d’un continent qui a fait le choix de l’intermittence sans filet.

Il est temps de rappeler une vérité simple :
aucune interconnexion, fût-elle géante, ne pourra jamais rendre pilotable ce qui est, par nature, aléatoire . Ce n’est pas en tressant une toile de câbles européens que l’on transforme l’éolien allemand ou le solaire ibérique en énergie stable et disponible à la demande. C’est une illusion technique et un non-sens économique. En 2000, avec 15 GW d’interconnexions, la France assurait ses échanges tout en gardant la maîtrise de son approvisionnement. Aujourd’hui, alors que notre production reste largement pilotable, on nous pousse à élargir encore ces interconnexions pour répondre aux défaillances des autres. Cela ne sert ni l’intérêt national, ni le consommateur français. Cela ne fait que diluer la responsabilité, accroître notre vulnérabilité, et favoriser des modèles énergétiques qui ont échoué.

Il faut avoir le courage politique de dire  non :
Non à une fuite en avant interconnectée. Non à une Europe de l’énergie construite sur l’illusion que l’aléa peut être mutualisée à l’infini. Non à un marché unique où la France perd ce qui faisait sa force : la maîtrise de son énergie, la stabilité de son réseau, et un prix accessible pour ses citoyens comme pour son industrie.

Il ne s’agit pas de rejeter la coopération :
Il s’agit de refuser une solidarité à sens unique, qui transforme un atout en handicap structurel. Pour cela, la France doit suspendre tout nouveau projet d’interconnexion tant qu’une révision complète du marché européen de l’électricité n’est pas engagée. Et si cela nécessite une brèche dans les dogmes bruxellois, alors assumons-la.

Parce que l’électricité n’est pas un marché comme un autre. C’est un pilier de souveraineté. Et la souveraineté, elle, ne se délègue pas.

Michel Faure
Jean-Louis Butré