Réflexions sur le paysage

Jean-Luc Roussel

Architecte DPLG

Représentant de la SPPEF (Sites et monuments) pour la Haute-Loire

Réflexions sur le paysage réalisées pour l’APPEM sept 2019

Au sens large, le paysage est une portion d’espace que l’on peut décrire…

J’ai envie de vous dire qu’une telle définition tue la notion.

Si nous nous tenions à cette généralité, il y aurait autant de paysages que d’individus.

Et pourquoi pas, me direz vous.

En tout cas, il me semble qu’il y a là un argument pour préciser la définition de paysage !

 

En 2000, la convention européenne du paysage de Florence l’a fait. Elle a proposé la définition suivante : le paysage est, je cite, « une portion de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de facteurs biophysiques, humains et/ou de leurs interrelations. »

Cette définition a été complétée[1] en 2009 en ces termes : « le paysage est chaque chose qui nous environne : de notre voisinage aux routes que nous empruntons, jusqu’aux lieux les plus extraordinaires. »

 

Retenons de cette définition que le paysage est une notion multiple (polysémique) qui rend compte des relations réelles et souhaitables des sociétés humaines avec leurs espaces de vie.

Le concept semble d’intérêt général !

En préalable, constatons aussi que, dans la société contemporaine, le besoin de reconnaître les paysages comme celui de reconnaître les identités n’ont jamais été aussi prégnants !

 

Augustin Berque[2], éminent géographe, considère que le paysage est le rapport sensible de l’homme au milieu, tandis que l’environnement en est la dimension physique et écologique.

 

L’aspect esthétique s’impose en premier dans le paysage.

 

La simple vue d’images se rapportant à des espaces naturels ou non permet d’intégrer à l’idée de paysages des notions de patrimoines, d’identités, de cultures. Le sentiment de ressenti nous fait accepter ou nier les lieux en tant que paysages. Ce statut dévolu aux paysages change évidemment avec les époques, et avec les cultures…

Les paysages remarquables (les gorges du Tan, le Mézenc, les calanques) sont souvent présentés comme des grands sites, ce sont en fait des paysages naturels rares qui sont certifiés par un label appuyé par une reconnaissance publique et scientifique.

D’autres paysages sont déclarés sites remarquables d’après d’autres critères, tels que :

–          l’histoire (le plateau des Glières)

–          la monumentalité (les cirques en montagne)

–          la poésie (les bords de Loire)

Nous pouvons en trouver d’autres …

Tous ces paysages-sites sont classés au patrimoine d’une communauté, d’une région, d’un pays, voire de l’humanité.

Ces paysages donnent une valeur ajoutée à un territoire ou à un pays. Ils proposent des repères pour tous. Ce sont des symboles actifs d’idéalisation identitaire dans des champs culturels spécifiques.

La question centrale de ces sites tourne autour de leur préservation,

de la limitation des usages,

des conditions de leurs accès,

de leurs exploitations…

 

La notion de paysage courant dépasse le statut décor pour être un cadre de vie.

 

Nous sommes partie prenante du paysage…

Les grandes prairies d’altitude, par exemple, sont le résultat d’une activité humaine qui a commencé il y a 10 000 ans au néolithique, quand les hommes se sont sédentarisés et se sont lancés dans l’élevage. N’oublions jamais que pour un rural, c’est la terre qui compte et non le paysage !

L’homme pour « moderniser » un paysage doit souvent « oublier » ce qu’il est ou faire table rase d’une partie du patrimoine ancien[3].

Le paysage urbain sert souvent de repoussoir à la notion de paysage: le non-sens et le désordre du n’importe quoi de l’urbanisation sauvage en est la cause.

Répondant aux besoins immédiats, le concept des villes s’oppose à celui de la campagne sauvegardée. Pour se convaincre de la dichotomie, il suffit de penser aux entrées de villes ou aux désordres des métropoles modernes. Ces paysages font perdre foi en la possibilité d’un concept de paysage urbain…

Et pourtant la notion de paysage urbain a existé dans les villes gréco-latines pour ne se référer qu’à la culture occidentale. Les villes du Quattrocento sont toujours là pour nous servir de référence en matière de conception de paysages urbains. Citons, sans être exhaustif :

–          le respect des échelles entre la rue et le bâti

–          les gabarits identiques,

–          l’usage de matériaux issus de la terre du pays d’implantation,

–          le jeu de modénatures qui se répondent…

Dans les espaces urbains[4], ce sont les espaces creux (la place, la rue, le jardin)  qui harmonisent le bâti. A l’inverse, ce sont les érections inter sidérales d’orgueils d’architectures objets  qui cassent les harmonies !

Le cadre de vie ne nie pas les différences mais exige le respect de rapports entre les parties.

Ce précepte est appliqué par la nature : les arbres limitent leur croissance face aux vents ou aux sécheresses, les animaux s’adaptent au climat.  Ce système valorise le paysage des campagnes par rapport à celui des villes. Les rapports entre les éléments qui forgent un paysage sont à retrouver quel que soit le lieu.

 

Le paysage est une nécessité pour exister (le paysage  tout comme l’environnement) sont des notions transversales)

 

Le mot « Heimat» est très populaire chez les Allemands. Il signifie à la fois ma maison, mon village, mon pays, mon authenticité. Ce mot est à inventer en français, pourquoi ne pas proposer « mon paysage » en équivalence?

Le paysage est un territoire intime qui définit  des  frontières ou des limites physiques et mentales.

Un paysage est identifié et identifie l’observateur. Le paradoxe de la reconnaissance du paysage est que ceux qui y habitent oublient souvent de le regarder. C’est le visiteur qui fait remarquer la beauté et la richesse des lieux à l’habitant !

Par contre le paysage est rarement le mal aimé. Il agit comme l’identifiant de l’occupant : j’habite la vallée de la Ribeyre, j’habite le Mézenc, j’habite le 16e, j’habite le 93, j’habite le bord de mer. Le lieu exprime un caractère ou une image de l’individu. C’est tout juste si alors votre interlocuteur ne vous imagine pas en bottes et béret ou chapeau noir, ou au volant d’une berline de luxe, en casseur, en marin. Cette imagerie est très intéressante dans une société qui perd ses repères. Appartenir à un lieu, s’y raccrocher donne « une épaisseur » au paysage et à l’inverse, un sens à la vie.

Un paysage vivant se lie à un territoire, « un lieu bulle ». Améliorer un paysage, c’est donc améliorer le statut de l’occupant !

Parfois la tradition survit au paysage qui n’est plus, pensons aux multiples paysages sonores. En Auvergne ces paysages sonores sont  bien exprimés par « la bourrée », citons la bourrée d’Ambert, celle d’Aubusson, d’Aurillac, de Châtel, des bergères, … leur nombre est incroyable. Elles identifient souvent un lieu ou une activité … (les autres danses folkloriques, la cabrette, les gigues vont dans le même sens.)

 

Les saisons imposent des cycles et des activités aux paysages : des vendanges aux moissons en passant par les cueillettes, les transhumances, toutes les activités à la campagne s’élèvent au rang de rites, et forcent une harmonisation entre la terre, le lieu et ses exploitants.

 

Les modifications nécessaires à la vie contemporaines se superposent à cette permanence identificatrice. Elles s’imposent soit avec délicatesse et tact (les restructurations, les mariages contemporain/ancien) soit par des violences : le pavillonnaire, l’industriel, le commercial, l’éolien, mais aussi les laissés pour compte, la jachère, l’abandon des terres aux arbres, la désertification.

 

Le débat sur la continuité ou la discontinuité devrait se résoudre par les plans paysages qui répertorient les qualités, le respect souhaité des acquis, la localisation des apports, la revalorisation des pratiques, la reconnaissance des métiers dans des échelles compatibles et avec des moyens appropriés, c’est à dire des financements ciblés pour énergiser le paysage initial, voire pour réparer les erreurs constatées, pour assurer les transitions, les progressions et surtout les continuités (une biodiversité culturelle).

 

Le paysage urbain demande la même attention, avec des préconisations très similaires à celles des paysages ruraux :

–          des lieux sites sont à préserver (les centres anciens)

–          le bâti doit s’ériger dans des échelles compatibles avec les espaces qui sont en regard (en Chine les tours de 45 étages sont  érigées à 15m les unes des autres)

–           les zones d’activités doivent être des zones à vivre (se référer aux zones industrielles des pays du Nord, de la Belgique)

–           des espaces de transition sont à inventer pour éviter les confrontations trop dures entre les bâtiments.

 

La recherche du confort à tout prix (climatisation, le tout près de chez soi, la piscine sur le balcon, le potager sur la terrasse …) éloigne l’homme de la vie des autres comme des contingences naturelles. Il suffit de voir la désorganisation des rues aux premiers gels ou aux premières chutes de neige pour comprendre que le citadin ne vit plus avec les contingences du climat…

Le paysage urbain doit essayer de faire pénétrer les pratiques de la nature en ville  (le compostage, les jardins potagers, la rue autour d’îlots, la réhabilitation de l’architecture vernaculaire) pour que la dichotomie des paysages s’atténue, pour que les mondes se réconcilient…

 

Le paysage doit permettre la sensibilisation au territoire et à l’environnement.

 

Penser le paysage c’est penser l’environnement avec les enjeux écologiques actuels.

Le terme écologie environnementale possède une dimension mondiale et exige de repenser les paysages avec comme arrière-plan l’échelle du monde (le réchauffement climatique, la disparition des espèces).

Les problématiques climatiques, sociologique, économiques et politiques sont à intégrer dans le champ des paysages…CQFD

 

Le Plan de Paysage doit formuler des objectifs de qualité et se traduire en actions paysagères a l’échelle d’un paysage donné, a priori dans une unité paysagère.

Le Plan de paysage ne s’arrête pas au stade des orientations ou des intentions, mais doit définir des actions relevant du champ de différentes politiques sectorielles qui façonnent le territoire. C’est un document d’aménagement et de préconisations du territoire, le point de départ d’une démarche concertée entre différents acteurs : élus, habitants, entrepreneurs, collectivités locales, associations, agriculteurs, aménageurs, artisans, habitants, etc.

Le plan paysage devrait être à la fois coercitif et surtout incitatif, détaché dans sa régulation des élus qui sont trop soumis aux intérêts particuliers et codirigés par des assemblées des paysages à l’instar du « comité départemental de la nature des sites et du paysage » qui verrait son utilité renforcée s’il pouvait allouer des subventions aux projets paysagers.

 

Apprendre le paysage (connaître pour défendre)

Les écoliers devraient tous apprendre in situ à reconnaître les pierres et cailloux, les champignons et les fleurs, les arbres et les fruits, le rôle de l’eau et du vent sur les éléments naturels, les habitats des animaux sauvages et domestiques, la prise en compte du climat et des saisons et des ressources dans les modes de construction. Parcourir les paysages, c’est aussi apprendre à s’orienter, à voir et sentir…

C’est dans le quotidien qu’il faut apprendre à reconnaître le paysage, le parcourir selon des clefs que sont les chemins balisés avec l’aide de guides et de signalétiques adaptées à la flore et à la faune. Les tables d’orientation sont des loupes sur la composition des horizons, des appels à aller découvrir au delà d’un lieu ou d’un paysage.

Apprendre l’ordinaire c’est le transformer en extraordinaire, connaître, c’est apprendre à respecter.

Les actions culturelles, les expositions thématiques florre faune, les parcours botaniques, les parcours balisés (même en ville) sont des portes d’entrée pour apprendre à découvrir un paysage.

 

La nature comme art et l’art dans la nature sont des médiateurs précieux dans la prise de conscience du paysage, son appropriation et à sa préservation : depuis 2003, la mise en situation d’œuvres d’art sur le littoral belge avec les expositions « Beaufort » préfigure « Art en Sancy » qui annuellement depuis 2012, a permis à des milliers de personnes de découvrir des lieux et des paysages secrets du Sancy qui  sans cela, resteraient inconnus.

La gastronomie comme la production vinicole sont une autre façon de faire reconnaître les paysages en terroirs. La définition du “terroir” a varié au cours des siècles, passant d’une unité sociale villageoise au Moyen-Age au sens plus large de province, campagne, territoire, paysage… Notons aussi l’évolution des notions originelles de “vrai”, “naturel”, “authentique”, “traditionnel”, qui sont surpassés par les «sans pesticides», «le bio dynamique (MABD) »,  « l’écologique ».

 

Les prises en compte environnementales convergent vers cette nouvelle notion de paysage qui, espérons-le, sera bientôt intégrée à notre culture. Les architectes seront alors tous architectes paysagistes, les urbanistes tous des urbanistes-paysagistes, les paysans tous des paysans paysagistes. Le chemin est encore long avant que nos élus le soient aussi mais la voie semble indéniablement tracée… La notion de paysage est devenue indispensable à la vie, nous en sommes conscients.

Jean-Luc Roussel

Architecte DPLG

Représentant de « Sites et Monuments » pour le 43

Réflexions sur le paysage réalisées pour l’APPEM sept 2019

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[1] Par le réseau européen des autorités régionales pour le développement de la convention européenne
[2] Augustin Berque, né en 1942 à Rabat,, géographe, orientaliste, philosophe Médaille d’argent du CNRS Docteur honoris causa de l’université Laval (2013) Docteur honoris causa de l’université de Lausanne (2017)

[3] C’est contre cet oubli que la réflexion sur les paysages doit être faite
[4] Cette remarque s’applique aussi aux espaces naturels, les forêts landaises sont ennuiyeuses à mourir sans une clairière